Rejouer la fin ou le commun des devenirs
Texte publié dans « Samba Diallo, une résidence hybride », 2022, édité par Paul de Sorbier et Yann Febvre.
Depuis une dizaine d’années en France, circulent dans les milieux politiques et médiatiques la théorie du « Grand Remplacement », popularisée par Renaud Camus dans son ouvrage « Le changement de peuple » paru en 2013. Postulant la substitution de l’identité et, par extension, du peuple français comme conséquence de l’immigration (maghrébine et d’Afrique de l’Ouest particulièrement) favorisée par la mondialisation, cette théorie véhicule la crainte de la disparition d’une civilisation au contact d’une autre. Cette peur de voir sa culture se dissoudre dans une autre arrivant de l’extérieur, nous la retrouvons dans le récit de Cheikh Hamidou Kane, « L’Aventure ambiguë ». Publié en 1961, ce roman d’initiation nous conte à travers les déplacements physiques, intellectuels et spirituels de son protagoniste, les enjeux à l’échelle individuelle et collective de cette rencontre civilisationnelle que fut la colonisation. L’échec pour son héros d’une acculturation autant imposée que voulue, offre une terrible résonance aux contextes géopolitiques et sociaux actuels. « Sur les pas de Samba Diallo, Résidence hybride », projet transnational qui a réuni autour de l’ouvrage de Cheikh Hamidou Kane des artistes françaises (Sophie Bacquié et Laura Freeth) et sénégalais (Babacar Mbaye Diouf, Ndoye Douts, Kan-si), propose de penser les dichotomies soulevées par l’auteur et leurs présents échos.
La rencontre des artistes s’est matérialisée dans une exposition qui figure l’itinéraire géographique et ontologique de Samba Diallo, depuis le village où il est inscrit à l’école coranique jusqu’aux villes et universités françaises. Les œuvres nous mènent à la rencontre d’un pays, d’une ville (Dakar) qui se meut au rythme des appels des muezzins, se façonne au gré des chantiers de construction, (ré)invente et bâtit son avenir en puisant dans son passé et en réévaluant son présent et ses différentes manières de se rapporter au reste du monde. L’impression d’une vision panoramique de la ville affleure par des œuvres qui, ensemble, la dépeignent corps et âme. Ancienne capitale de l’Afrique-Occidentale française, capitale culturelle, politique et économique, Dakar a longtemps constitué et demeure aujourd’hui la vitrine de la modernité du Sénégal. Espace d’expérimentations d’architectures modernes, elle abrite des flux incessants d’humains et de marchandises, qui se croisent dans des espaces officiels et informels.
Les artistes Sophie Bacquié et Laura Freeth ont produit durant leurs deux résidences au Sénégal un corpus d’œuvres (Au diapason du monde, L’étreinte du réel, Horizon incertain) dans lequel l’apparence bétonnée et les pratiques de la ville se répandent dans les campagnes sénégalaises. Le paysage exposé est également celui d’une ville dans laquelle la foi religieuse est visible et audible. Les séries de peintures Rituel Zikr et Kikr Visuel de Kan-si dépeignent la chorégraphie des corps se donnant à voir dans l’espace urbain à l’heure de la prière. Des lignes horizontales formées de la répétition du mot « Allah » recouvrent ces silhouettes dont on prédit la motion. Au lieu de la prière (mosquée, intérieur domestique, rue) se substitue des aplats de couleurs soulignant la prégnance de la parole récitée ; le verbe se fait lieu, sa vibration enveloppe le corps de celui qui le déclame. La maîtrise de la parole sacrée à laquelle le jeune Samba Diallo est enjoint est également au cœur des œuvres de Ndoye Douts et Babacar Mbaye Diouf, qui répondent à l’apprentissage du jeune Diallobé. Les tablettes d’enseignement coranique se déploient en deux dimensions dans le triptyque Ba Siin Mimara de Babacar Mbaye Diouf, expression signifiant l’aboutissement de la formation à l’Islam, ainsi que dans deux installations (Djangou de Ndoye Douts et Jang de Babacar Mbaye Diouf), qui toutes deux reprennent la formation circulaire des élèves lors des leçons.
Ndoye Douts réemploie des tablettes usagées pour y inscrire ses descriptions visuelles de la vie sénégalaise sous forme de dessins semblables à des idéogrammes. L’urbain et le rural y sont représentés à une autre échelle sur la fresque produite par l’artiste sur l’un des murs de l’espace d’exposition. Intitulée Rencontre de deux mondes, ce dessin à la craie blanche sur fond noir est un autre écho au récit de Cheikh Hamidou Kane. Le passage d’un monde à l’autre décrit bien la trajectoire de Samba Diallo mais également aujourd’hui celle de nombreuses personnes attirées par la dynamique des villes ou fuyant la précarité de leurs campagnes. Avec des objets et figures flottant dans l’espace et suivant une répartition aléatoire, la fresque ne soumet aucun sens de lecture. On retrouve cette déambulation hasardeuse du regard dans le triptyque du même artiste Éléments et signes. Ici, chaque dessin codifie un territoire, une expérience vécue par le héros du récit : le village, la ville sénégalaise, le voyage/la France.
L’exposition nous propose, par ailleurs, de penser l’horizon de ces territoires et de leurs populations. Alors que le récit de Cheikh Hamidou Kane interroge la possibilité pour une identité culturelle de survivre à la confrontation coloniale, l’exposition suggère d’autres approches et enjeux de ces rencontres civilisationnelles. Souleymane Bachir Diagne décrit ce glissement en ces termes : « la pensée africaine […] est passée d’une pensée de l’identité hier, lorsqu’il s’agissait de mener la lutte contre le colonialisme, à celle aujourd’hui, des devenirs. »[1]
En effet, il est moins question pour les artistes d’affirmer une appartenance religieuse ou culturelle, que d’activer le mouvement vers la modernité dont elles sont porteuses. D’un point de vue strictement matériel, le recyclage des appareils technologiques abandonnés par l’Occident illustre cette lecture. Cette récupération et assimilation comme forme de résilience est celle mobilisé dans l’installation de sculptures Monument pour un débris de Sophie Bacquié et Laura Freeth. Ces assemblages de protections de smartphones cassées et de béton en objet sculptural (totem moderne ?) s’inspirent des pratiques – très répandues en Afrique de l’Ouest – de réemploi de matériaux et objets [dits] obsolètes pour nourrir des économies alternatives participant à la redistribution de valeurs, et pour faire émerger des pratiques culturelles et artistiques singulières. Les masques de l’artiste béninois Romuald Hazoumè, réalisés à partir de jerrycans, sont un célèbre exemple de cette pratique. Harmonie ambiguë, une gravure sur bois de Babacar Mbaye Diouf, mêlant l’alphabet français et la calligraphie arabe, figure une troisième voie. Une qui ne « nous installe [pas] dans l’hybride et nous y laisse », mais nous permet grâce aux différences, contradictions et ambigüités d’achever la métamorphose, de trouver l’harmonie dans la rencontre et l’union.
Cette question des devenirs telle qu’elle est aujourd’hui pensée et activée par les acteurs du continent dans une grande diversité de champs s’extrait d’une vision de la modernité qui en ferait un synonyme d’Occident, préférant considérer la pluralité des formes et des espaces d’émergence. La civilisation, nous dit Cheikh Hamidou Kane à travers la voix du Chevalier, chef des Diallobé, est une « architecture de réponses ». Il convient donc à chaque groupe humain de trouver les réponses à ses questions. Les unes comme les autres se logent aussi bien dans le présent des sociétés que dans leur passé. Le futur des sociétés africaines doit, selon Achille Mbembe et Felwine Sarr, s’appuyer sur leurs archives profondes, leurs traditions, savoirs et savoir-faire. Ces mouvements de retour à des savoirs longtemps délaissés se retrouvent dans les œuvres La part de l’espoir et L’apparence prolifère et durcit de Sophie Bacquié et Laura Freeth. Ces deux installations emploient du banco, un mortier traditionnel davantage adapté au contexte climatique du pays. Cette réhabilitation de pratiques précoloniales, trouve également ses origines dans la critique et les manifestations toujours plus flagrantes des limites de la modernité occidentale dans l’organisation des sociétés, le rapport à l’Autre et à l’environnement.
Le désordre s’organise des mêmes artistes mobilise la pratique traditionnelle du souwère pour capturer la critique du modèle social, économique et politique que l’Occident a imposé au monde et qui s’épuise dans ses propres espaces. Les artistes ont créé ces sculptures à partir de photographies prises lors de manifestations en 2019 contre les réformes du système social en France. On peut lire sur les pancartes tenues par les manifestants des citations d’auteurs et d’autrices qui pointent l’aporie de la civilisation occidentale. Le rapport de domination qu’implique la colonialité n’est plus simplement critiqué depuis les Suds mais surgit de l’Occident lui-même, où les conséquences d’un système inégalitaire pèsent de plus en plus sur ses populations. L’amie « exilée des bords de Seine » de Samba Diallo a aujourd’hui les traits de cette génération issue de la diaspora, qui peine à trouver sa place dans un pays « dominé par la hantise de sa propre fin »[2].
Le parcours proposé par l’exposition « Sur les pas de Samba Diallo, une résidence hybride » nous emmène dans l’espace et le temps de cette aventure ambiguë entre la France et le Sénégal. Une aventure qui se poursuit et dont les auteurs et protagonistes se trouvent de part et d’autre des frontières et tentent de définir un futur commun.
[1] Souleymane Bachir Diagne, « De la pensée de l’identité à celle des devenirs africains » p.15 in Politiques des temps – Imaginer les devenirs africains, Les Ateliers de la pensée, dir. Achille Mbembe et Felwine Sarr, Dakar, Éd. Philippe Rey, Éd. Jimsaan, 2019.
[2] Achille Mbembe et Felwine Sarr, dir. Politiques des temps – Imaginer les devenirs africains, Les Ateliers de la pensée, Dakar, Éd. Philippe Rey, Éd. Jimsaan, 2019.